Une défense de l’action directe
Le grain de sable dans les rouages de l’économie spéciste.
« Mais de quel droit faites-vous çà ? Pourquoi ici ? Allez distribuer des tracts dans la rue comme tout le monde ! ». C’est la première phrase que nous a lancé l’un des employés d’Aoste alors que je participais, avec une quarantaine d’activistes, à une occupation du siège social de l’entreprise1. Selon moi, elle est révélatrice de la faiblesse stratégique du mouvement antispéciste qui, rejetant la confrontation avec le système politique et économique, se focalise sur un changement pUnrogressif des comportements individuels. Alors protester ici, auprès d’une société, qui n’a pas de sang sur les mains à proprement parler, suscite forcément l’incompréhension. La vindicte populaire se déchaîne volontiers sur l’employé d’abattoir du Vigan2 mais épargne les commanditaires en col blanc. La longue garde à vue qui a suivi l’évacuation par les forces de l’ordre montre toutefois que le geste n’est pas si anodin, et ce malgré la qualification judiciaire de « dégradations commises en réunion » qui permet de dénigrer le désordre ainsi engendré en pur acte de vandalisme apolitique3. Alors la question est la suivante : la cible est-elle judicieuse ? La forme est-elle adaptée ? C’est tout l’objet de l’article qui suit.
La question qui fâche.
Depuis la vive émotion suscitée par les vidéos de l’association L214, une avalanche de productions éditoriales sur la question animale a submergé la presse comme les étales des librairies. Les superlatifs s’entrechoquent sans retenue et on lit l’avènement d’une révolution végane à tout-va. Le mouvement semble être tombé amoureux de lui-même. Chacun4 prend pour acquis que le changement est en marche et que les immenses VeggieWorld, nouveau Disneyland pour véganes, préfigurent le monde de demain. Face à cet engouement sans précédent, les militants radicaux apparaissent comme les rabat joie de service osant poser la question qui fâche : « mais au fait, qu’est ce qui a changé pour les animaux ? ». D’ailleurs où sont-ils passés les animaux dans ce grand vegan way of life ? Il est peut-être temps d’admettre que les activistes mélodramatiques, habillés en noir et appelant à l’insurrection sont passés de mode... Mais je ne m’y résous pas car l’obsession de l’individualisme et du consumérisme coûte cher au mouvement: elle récompense la prise de conscience plutôt que le passage à l’acte, elle met en avant le véganisme plutôt que l’antispécisme. L’action directe, par sa radicalité et ce qu’elle implique en matière d’engagement, m’apparaît alors comme nécessaire pour (re)politiser un mouvement qui s’éloigne dangereusement de ses fondamentaux.Be clear, be confident and don’t overthink it. The beauty of your story is that it’s going to continue to evolve and your site can evolve with it. Your goal should be to make it feel right for right now. Later will take care of itself. It always does.
Succès ou échec ?
J’entends souvent qu’il faut « de tout » et que chaque acte étiqueté militant sert la cause, peu importe finalement son inscription dans une stratégie réfléchie5. Mais n’y a t-il pas une hiérarchie des méthodes employées ou du moins une urgente proportion à revoir ? La cause animale est l’un des rares mouvements sociaux qui néglige de s’interroger sur les résultats obtenus. Si je dénonce l’excès de modération avec une plume si acerbe, ce n’est pas parce que j’ai cédé au romantisme bon marché qui s’attache à l’action directe mais parce que je pense sincèrement que respecter les limites fixées par l’Etat, et jouer le jeu des entreprises, est non seulement inefficace mais aussi contre-productif pour contester le spécisme. Il suffit pour s’en convaincre de regarder le peu, voire l’absence, de résultats obtenus depuis 30 ans. Subsiste toutefois une difficulté de taille : à quoi mesure t-on les progrès ou échecs du mouvement animaliste ? Ne nous y trompons pas, l’offre grandissante de produits véganes n’est pas le signe d’une amélioration de la condition animale mais de notre condition de végane. De même, si les éditoriaux pro-animaux du Monde ou de Libération sont certes encourageants, ils n’ont malheureusement pas le pouvoir de freiner la terrible cadence des abattoirs. Finalement la seule question qui ait un sens est de savoir si le nombre d’animaux tués baisse car tant que le système spéciste n’a pas vacillé quantativement, c’est un échec qu’il faut constater, et surtout admettre, du moins si l’on accepte de se placer du côté des opprimés. L’approche scientifique par les chiffres fournit un résultat sans appel. En France, où l’on prétend que Le Grand Soir est arrivé, ce n’est pas ce que disent les données du ministre de l’agriculture qui n’enregistrent aucune baisse de la production et consommation de viande6. Oui les français achètent un peu moins de viande rouge, certes, mais en réalité ils achètent plus de viande de volaille et surtout ces études ne tiennent pas compte de la consommation hors foyers7. Cette consommation que, précisément, on néglige d’attaquer. Alors oui la situation est alarmante : l’exploitation animale est en croissance exponentielle au niveau mondial et je crois que rien ne sera possible sans révolution8.
Manquer sa cible.
Plus grave que l’échec, serait l’abandon. L’erreur stratégique est finalement simple à résumer : « on se trompe de cible ». L’activisme se limite aujourd’hui à un appel à la vertu9 de nos concitoyens, faisant la part belle au choix individuel et à la sensibilisation. Outre le manque de résultat lié à cette méthode10, nous négligeons le fait que l’oubli de la généalogie entre l’animal et le morceau de viande n’est peut-être pas l’unique raison de la poursuite d’une consommation carnée à grande échelle11. En réalité, le choix tactique de la conversion a fixé une date de péremption à tout le mouvement : une fois convaincue l’infime partie de la population ne pouvant demeurer sourde aux arguments avancés, que ferons-nous ? Nous oublions que ce qui nous distingue fondamentalement d’autres luttes menées pour l’égalité, c’est la présence d’un intérêt économique à la poursuite du spécisme. L’exploitation animale est un système économique surpuissant pourvoyeur de profits et d’emplois, terriblement ingénieux aussi puisque « l'offre crée aujourd’hui la demande »12. Ainsi il n’y a pas que l’idéologie spéciste qui doit être attaquée, mais aussi et surtout une réalité économique qui a tout intérêt à la faire perdurer. Face à un tel ennemi, les voies classiques de la protestation ne peuvent être un moyen suffisant.
«Do It Yourself»: l’action directe, un moyen approprié et proportionné.
Depuis longtemps, étudier la résistance au lieu de la faire est devenue une meilleure perspective de carrière alors les volontaires ne se bousculent pas. Les partisans d’une stratégie radicale13 sont rares, ils visent la provocation des normes et des institutions par l’action directe qui peut être comprise comme toute poursuite, extra-parlementaire et non délégatrice, de la politique par des individus qui agissent « (...) sans attendre poliment des autorités compétentes qu’elles le fassent à leur place »14. Affranchi de la médiation institutionnelle et politique, elle libère le militantisme des pièges symboliques de la loi, de la représentation et de la négociation. L’action directe n’est pas l’apanage des anarchistes et a pris de nombreuses formes dans l’histoire des luttes politiques : allant de moyens essentiellement non violents comme la désobéissance civile, les grèves, les occupations, jusqu’à des formes plus violentes (sabotage, etc...). Ces exemples nous invitent à méditer sur les perspectives que ce type d’action ouvre à l’activisme antispéciste afin de mettre en place un véritable mouvement de « démantèlement de l’industrie de la viande»15. On change de cible en visant directement le système: «Ils devront apprendre que leur pouvoir ne réside pas dans la force de leur vote, mais dans la capacité à paralyser la production. »16. Cette phrase de Voltairine de Cleyre résume toute l’ingéniosité de l’action directe : attaquer là où ça fait mal17. C’est ce qui est tenté bien modestement avec les actions de blocage menées dans les abattoirs où il s’agit d’affronter l’économie spéciste non plus symboliquement mais concrètement18.
« Radical », cachez ce mot que je ne saurais voir !.
Il y a souvent un premier reproche de forme adressée à l’action directe : elle agresserait le public et rebuterait les militants eux-mêmes par sa radicalité et son caractère élitiste. Dans cette société du spectacle19 où faire image a pris le pas sur faire sens, l’étiquette d’antispéciste radical vous disqualifie d’emblée en effroyable égorgeur de carnistes. L’usage du terme à tout-va offre aux détracteurs des stratégies les plus ambitieuses un outil formidable pour « dépeindre les opinions progressistes et non conventionnelles comme dangereuses »20. Mais si avoir un comportement trop radical signifie s’indigner visiblement alors nul besoin de polémiquer : oui je le suis ! Brandir le mot comme un épouvantail, c’est en outre oublier les leçons de l’histoire : les démocraties doivent le jour à la radicalité des idées et des peuples qui les ont défendues. Cette injonction constante à donner une bonne image de soi et à rendre notre discours complaisant démontre l’effet communautarisant et dépolitisant du véganisme comme si l’unique stratégie que nous avions à proposer était la fameuse règle d’or du marketing : « séduire plutôt que convaincre ». L'antispécisme n’a pas besoin de « faire envie » ni de « faire vendre », les impératifs de justice et d’égalité doivent se suffire à eux-mêmes et n’ont nul besoin d’artifices publicitaires.
Tout vient à point pour qui sait attendre... .
Les adeptes de la modération ont toujours reproché aux radicaux leurs revendications irréalisables, la rudesse de leurs propos, et on ne cesse d’entendre que mettre trop d’ardeur dans la défense de la cause pousserait l’adversaire à riposter violemment. Mais est-ce une mauvaise chose ? Il est en outre toujours confortable de penser pour celui qui ne subit pas directement l’oppression que la solution la plus modérée est toujours la meilleure. Il faudrait des pages entières et les compétences d’un historien pour se lancer dans un débat précis sur les victoires obtenues par des stratégies radicales21 mais surtout c’est la question inverse qui mérite d’être aujourd’hui posée : de quel prix paie t-on l’excès de modération22 ? N’est-il pas temps d’ajuster très consciemment nos actions à l’énormité du mal que nous affrontons ? Le lobbying, les tracts et pétitions peuvent représenter l'étape d'une lutte, mais l'action politique limitée à ces éléments apparaît comme un grand jeu inoffensif, prévisible et dénué d'impact. On entend souvent : « il est trop tôt, nous avons besoin de plus de soutiens dans la population, avant d’adopter l’action directe ». Selon moi, c’est penser à l’envers : à travers ces exhortations à attendre, l’action directe est faussement analysée comme la dernière phase d’une lutte sur le point d’être gagnée, comme la scène d’action finale d’un film à suspense. C’est pourtant tout l’inverse. Elle est ce qui commence, ce qui amorce et ce qui met le feu aux poudres. Par la situation de crise qu’elle est à même d’engendrer, par son potentiel subversif, elle seule est susceptible de mobiliser durablement et profondément l’opinion publique sur la question animale et de la faire apparaître comme un sujet d’importance23 et sans que cela nécessite le rassemblement simultané de plusieurs milliers de personnes dans la rue.
L’éloge du conflit : défier l’ordre spéciste.
Les grandes associations adoptent aujourd’hui toutes la même démarche : des enquêtes de terrain qui côtoient des démarches politiques et éducatives, des campagnes publicitaires et enfin des manifestations de rue qui privées de tout potentiel contestataire, sont aujourd’hui : « (...) un spectacle public officiellement encouragé »24. Cette institutionnalisation disciplinée de la protestation antispéciste affaiblit corrélativement ses chances de se présenter comme une véritable force d’opposition. Elle nous amène à se montrer moins exigeant sur nos revendications et nous tient à distance des représentants du spécisme ; enfermant ainsi nos actions dans un registre purement symbolique. On peut s’interroger: pourquoi les mots «opposition», «ennemi», «pouvoir» sont-ils bannisde nos répertoires ? Pourquoi avons-nous peur de nous positionner « contre » ? Selon moi, la diminution significative du nombre d’animaux tués ne pourra être obtenue que par une confrontation avec l’Etat, l’économie et la société civile25. C’est justement par sa capacité à « créer un tel état de crise », à « susciter une telle tension que la société, après avoir obstinément refusé de négocier, se trouve contrainte d’envisager cette solution »26 que l’action directe pourrait représenter la stratégie la plus efficace pour politiser la question animale. Les exemples sont rares dans l’activisme animaliste mais ils existent : ainsi en 1985, après avoir fait usage des outils classiques de protestation (pétitions et manifestations) qui n’avaient abouti à rien, une centaine de militants de l’organisation PETA décidèrent d’occuper les locaux de la très vénérable institution étatique National Institutes of Health qui soutenait et finançait un programme d’expériences particulièrement atroces sur des primates27. Après trois jours d’occupation au cours desquels tout avait été tenté pour faire craquer les activistes, le N.I.H. fut contraint (et le choix du terme a toute son importance) de retirer son soutien et de faire arrêter le programme de recherche. En réalité, et c’est selon moi sa véritable force, l’action directe réintègre ce type de conflictualité inhérente aux phénomènes politiques et qui manque aujourd’hui au mouvement antispéciste. Loin de s’identifier à un consensus rationnel, la démocratie se manifeste à travers des actions par lesquelles des projets, des intérêts, des valeurs et des collectifs s’opposent les uns aux autres, à travers cette tension entre pouvoir instituant et pouvoir institué. En d’autres termes, nous avons besoin d’entrer en conflit avec les représentants du système spéciste. Les gouvernants sont trop liés aux industries du secteur de l’exploitation animale pour agir ; l’action populaire directe pourrait permettre de les forcer à regarder vers nous.
« Notre meilleur ennemi » : combattre la récupération de la contestation.
Le détournement de l’antispécisme par le consumérisme, autrement dit le véganisme, blanchit la complicité des entreprises dans une structure économique qui perpétue l’inégalité. Il faut être aveugle pour ne pas voir que les mouvements de libération sont rejoints par les grandes marques précisément au moment où il devient opportun de le faire pour elles28. Gouvernants et industriels, inquiets de la multiplication des actions « anti-viande », entonnent depuis peu des chants d’amour aux animaux et on lit désormais partout29 : « protection animale », « éthique », « bien-être animal ». Mais pour que le système puisse redorer son blason, il a besoin de partenaires : les contestataires que nous sommes ! L’industrie de la viande a désormais compris que le maintien de son influence passait par un effort supplémentaire de relations publiques. Elle a les moyens de se l’offrir et elle est assez avisée pour savoir que la contestation qu’elle affronte est susceptible d’être résorbée par le partenariat avec des associations de défense animale. La comédie de la repentance bat son plein. L’exemple des Etats-Unis où des associations comme The Humane League ou The Humane Society ont conclu un partenariat avec le géant Whole foods illustre parfaitement cette dérive30. Le problème est évidemment qu’il faut plus que de la mise en valeur virtuelle pour les associations, il faut prétendre qu’il y a des résultats alors on signale ces pactes scellés avec le diable comme des avancées31. Mais à qui profite la trahison ? Certainement pas aux animaux...
Organiser un pouvoir d’opposition.
L’action directe comporte un danger, celui de devenir le lieu de concrétisation des fantasmes insurrectionnels de militants imaginant que leur isolement constitue une marque de noblesse. A la mise en scène de nos idéaux, il faut préférer l’organisation d’un mouvement apte à contrarier l’économie spéciste, autrement dit «pour changer la vie de nos communautés, nous avons besoin de pouvoir, pas seulement de followers »32. La solution n’est pas de changer les pratiques des entreprises, mais bien le système qui se cache sous ces pratiques et pour ce faire nous devons fédérer et organiser un véritable pouvoir d’opposition. La pensée de Saul Alinsky pourrait s’avérer d’un intérêt considérable pour l’action politique antispéciste. Oeuvrant pour la population ouvrière de Chicago, ce sociologue et militant avait tiré le constat selon lequel la misère sociale étant le fruit des institutions du pouvoir politique et économique, « on ne peut transformer les conditions d’existence des opprimés grâce à ces mêmes institutions puisqu’elles en sont les principales responsables »33. Il préconise d’agir par d’autres canaux que « les voies acceptables de la politique »34, les opprimés et ceux qui les représentent doivent construire leurs propres outils de révolte. Dans ce contexte où la représentation politique est confisquée par des élites à la botte des industriels de l’exploitation animale, l’action directe collective et offensive se présente comme une piste à explorer35.
« Mon corps, mon arme ! » : l’importance d’être avec eux.
« Prendre leur place. Marcher dans ce couloir de la mort long et froid duquel vous ne pouvez pas vous échapper, sentir leur souffle, patauger dans cette même bauge infâme où s’entremêlent la vie et la mort. Se tenir devant la porte qui mène au tonneau d’abattage. Connaître l’espace d’un bref instant la place de celui dont on porte le combat. Cette nuit là, dans cet abattoir, quelque chose avait changé. Nous n’étions plus là pour eux mais avec eux. Nous étions réellement devant les couteaux et pour la première fois j’ai senti que ce que je faisais avait un sens. »36. L’action directe c’est aussi cela : s’interposer physiquement, avec courage, et ce geste quasi sacrificiel n’est pas à négliger dans le cheminement d’un activiste. Elle amène au « ressentir », à sentir la réalité de l’oppression et même si les intellectuels la considèrent comme une insulte à ce qu’ils vénèrent : la raison, l’émotion peut servir un projet louable. L’action directe remet le corps en première ligne, le politise, en fait usage comme d’un rempart contre le mal car le corps c’est l’arme du pauvre, l’arme de ceux qui n’ont ni le pouvoir, ni l’argent. Sur cet aspect, l’action directe est une forme d’éducation en soi : elle permet de s’affirmer comme sujet résistant en brisant le mécanisme de la passivité. Résister non plus symboliquement mais physiquement. Intervenir pour perturber le massacre là où il se passe, là où il se décide, est un acte que j’estime indispensable : il illustre réellement la détermination d'un mouvement à obtenir gain de cause. Ces actions permettent surtout de visibiliser davantage les animaux. Elles s’inscrivent dans cet effort de réflexion sur des possibilités d’action dans les lieux où ils se trouvent37, le but étant de ne pas les tenir à distance d’une cause qui n’est pas la nôtre mais la leur, de tenter de les réintégrer dans une lutte qui semble les avoir oubliés.
« Not in our name ! » : faire le choix politique de la désobéissance civile.
C’est un sentiment politique fondamentale que je souhaite mettre en avant avec le slogan « Not in our name ! », souvent utilisé sur les actions directes auxquelles je participe. C’est affirmer que nous remettons en question notre appartenance à une société spéciste38 et pour concrétiser ce refus, c’est une stratégie de désobéissance civile qui est progressivement mise en place39. La désobéissance civile est malheureusement fort mal comprise de l’opinion publique40 : on y voit une pratique trop radicale visant à acquérir un pouvoir politique par la force, puisque les citoyens ayant la chance de vivre en démocratie devraient restreindre l’expression de leurs divergences d’opinion à des actions légales. Je m’efforce de montrer que ce point de vue nous fait manquer sa spécificité en tant que pratique de contestation politique et démocratique véritable. Une démocratie vivante respire grâce à la dynamique insufflée par les actions de contestation, grâce aux citoyens qui ne se plient pas aveuglément aux lois en vigueur mais exercent leur jugement critique et désobéissent lorsque la situation l’exige. Il faut le rappeler, notre société est basée sur un vaste consentement tacite et généralisé des citoyens aux lois, cela implique le droit d’exprimer son désaccord41 lorsque l’élément de réciprocité du contrat social est rompu. C’est la fameuse idée d’Hannah Arendt que sans possibilité de désobéissance, il n’y a pas de légitimité de l’obéissance. Selon moi, il ne s’agit pas seulement d’un « droit » que nous devrions utiliser avec extrême parcimonie, mais d’un impératif « qui exige de nous que nous affrontions de manière systématique toute loi injuste, voire le système juridico-politique dans sa globalité si c’est de lui que viennent les injustices »42. La désobéissance civile n’a jamais été exploitée pleinement dans le mouvement animaliste43 qui ne s’est mis hors-la-loi qu’à de rares occasions et de manière clandestine, non dans le but de construire une vraie stratégie.
Non-violence et confrontation.
La désobéissance civile implique des actes ayant une dimension de confrontation réelle (comme par exemple des pratiques de blocage ou d’occupation) mais cette part de confrontation ne se confond pas avec la violence. La désobéissance civile est toujours définie comme une pratique non-violente, cette non-violence est même l’un de ces critères d’existence pour ses théoriciens. Toutefois la recevabilité de ce critère dépend manifestement de savoir quelle portée, plus ou moins large, on donne au concept de violence. Ce critère s’applique-t-il seulement dans le cas d’une violation significative de l’intégrité physique d’autrui ou bien aussi à des actes de violence dirigés contre des biens matériels ? Qu’en est- il des cas où est exercée une violence physique minimale sur autrui à l’instar de l’auto-défense ? Je n’ai aujourd’hui pas de réponse définitive sur ces questions qui mériteraient de plus amples développements. Quant à la légitimité de l’usage de la violence, je pense que la réponse doit être contextualisée, ce qui veut dire que pour ma part je ne l’exclus pas dans son principe mais uniquement quand elle s’exerce vis-à-vis des biens. Il va de soi qu’il serait en outre contre-productif d’en faire usage aujourd’hui car cela tournerait en faveur de l’adversaire. L’invocation d’une part de violence est systématiquement utilisée pour discréditer le geste de désobéissance civile. Ainsi les « Soko Pelztier » ont été créés en Autriche afin de réagir aux actes émanant de militants radicaux pour les droits des animaux accusés de former une organisation criminelle. Cet événement rappelle à quel point il est aisé d’instrumentaliser une opposition trop simpliste entre violence et non-violence afin de glorifier la bonne protestation et de criminaliser des formes de protestation plus radicales. Aujourd’hui se laisser arrêter, se faire punir font partie de la stratégie : tout cela permet d’installer une scène publique, où l’on cherche à s’attirer le soutien de l’opinion publique44, dans laquelle la non-violence est du côté des militants quand l’usage de la force est du côté de l’Etat. La répression est même pourrait-on dire recherchée : « cette fidélité à la loi aide à prouver à la majorité que l’acte est en réalité politiquement responsable et sincère. »45. Cette volonté explique le fait que j’accepte la répression, comme les autres activistes, en cherchant toutefois systématiquement à faire reconnaître juridiquement le geste de désobéissance civile auprès de l’autorité judiciaire afin qu’elle prenne en compte sa dimension politique46.
« Pour un instant, un seul et fugitif instant »47.
Le caractère parfois désespéré de ces actions, dont les activistes ne ressortent pas indemnes, peut prêter à la critique facile pour certains. On y voit des parodies prétentieuses de la petite Antigone s’attaquant au grand Créon et nous sommes l’objet d’attaques haineuses de la part de celles et ceux que ces actes renvoient à leur propre immobilisme et manque de courage. Et pourtant... Antigone n’est-elle pas la matrice de la désobéissance aux lois ? Celle qui par son geste fou a, l’espace d’un instant, fait vaciller le pouvoir. Avons-nous connu tellement de ces instants précieux pour les négliger lorsqu’ils surviennent ? On entendra toujours : « oui mais pour quelle efficacité immédiate ? » ou « finalement les animaux ont été abattus » comme si nous avions eu la prétention de penser qu’un résultat concret et immédiat surviendrait de ces prises de risques. Ces remarques ne font que témoigner de l’incompréhension de la stratégie de désobéissance civile dans un mouvement qui peine à saisir les enjeux d’un tel choix tactique. Bloquer un abattoir durant six heures, le paralyser n’est ce pas un tour de force dans une société où la machine de mort ne s’enraye jamais ?
Je me revois regarder ma montre dans cette ignoble bouverie de l’abattoir Charal et dire aux activistes épuisés que normalement à cette heure-ci, la chaîne d’abattage devrait être en route mais qu’aujourd’hui elle ne l’était pas. Je revois les premiers rayons du soleil qui n’avaient jamais caressé les corps douloureux de ces animaux condamnés, perçaient par les carreaux sales du toit du bâtiment. Les animaux de cet abattoir avaient vu l’aube pour la première fois. Ils vivaient encore, et c’est tout ce qui comptait. Je me souviens les avoir regardés longtemps, eux qui n’avaient jamais existé et me dire qu’aujourd’hui leur vie importait à quelqu’un. C’est peu, mais c’est tellement précieux. Ce jour là, nous les avons vus, nous les avons entendus et nous les avons aimés du mieux que nous pouvions dans ce monde où ils ne sont personne.